Certains d’entre vous ont réclamé les références précises du livre de Christophe Dejours, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel, Paris, INRA Editions, 2003. C’est donc chose faite. Nos fréquentes allusions à ce texte tiennent à sa rare qualité, qu’un format relativement facile d’accès ne compromet d’ailleurs pas du tout.
Nous parlons de mystère de l’évaluation, au sens d’une superstition peu assurée sur ses bases mais propre à exercer un certain chantage. Combien de fois avons-nous dû résister à des demandes d’évaluation du travail, à ces « poids et mesure » attendues comme une preuve d’efficacité et de sérieux. Evaluer est bien se rendre compte, et par conséquent rendre-compte de l’efficience d’une démarche, mais dans le domaine des Ressources Humaines, tout n’est pas évaluable, et ce qui se présentait d’abord comme un gage de sérieux devient, au cœur de l’humain, le début d’un mensonge. Au cœur de l’humain justement, Christophe Dejours précise ce qui fait la qualité de l’accompagnent, à savoir « qu’il faut quelqu’un pour écouter. Il faut donc que l’évaluateur soit quelqu’un qui sache écouter. Or, en gros, les évaluateurs n’écoutent pas. Ils savent déjà les réponses qu’ils attendent. C’est une situation absurde, très difficile à supporter : « Il me pose une question et il sait par avance la réponse qu’il attend ». C’est paralysant. La bonne évaluation c’est celle qui consiste à écouter des gens parler de choses que je ne connais pas moi-même. Je dois donc d’abord reconnaitre que je ne suis pas un expert, renoncer à la position d’expert pour écouter. Ecouter est très difficile parce qu’il faut admettre que je ne sais pas la réponse à la question que je pose, ou que je ne connais pas les contenus de ce que j’essaie d’explorer. Cela marche s’il y a une équité entre la parole et l’écoute […] Le risque que l’on prend en écoutant, c’est d’entendre. Evidemment, le gestionnaire n’entend rien, l’évaluateur n’entend rien si ce qu’il a à faire consiste à cocher des cases sur un papier. Je caricature un peu, mais c’est tout de même souvent à cela que se réduit une évaluation […] Et là, tout à coup, j’entends ! Et ce qu’il dit remet en cause mon savoir. Voilà le risque d’entendre. Le risque d’entendre c’est de vous déstabiliser, c’est-à-dire que c’est vous qui allez mal après avoir entendu. Mais quand vous êtes dans une position d’écoute où vous prenez un risque équivalent à celui qui parle, alors il va parler vraiment. Il faut apprendre à prendre cette position qui est effectivement un risque. Je vous assure qu’à chaque enquête, tout ce que l’on croit savoir sur le travail peut-être mis à mal. On se rend compte soudain qu’on est passé à coté de choses que l’on ne connaissait pas et il faut tout remanier. Si évaluer, c’est savoir écouter la parole sur le travail, il faut bien admettre que c’est un métier à part entière, surtout dans les situations professionnelles qui subissent de fortes restructurations. Dans une certaine mesure ce métier de l’évaluation s’apparente à celui d’un chercheur en sciences du travail.» ibidem, pp. 68-70.
Au-delà de leur beauté, ces lignes donnent des indications méthodologiques d’une grande importance, les seules qui, à notre connaissance, donnent quelque résultat sur le terrain. Dans une rigoureuse et sincère démarche de recherche, et lorsque la position d’écoute consiste à prendre « un risque équivalent à celui qui parle », alors, comme le dit l’auteur « il va parler vraiment ». L’efficacité technique rejoint ici l’exigence éthique, et sans sentimentalisme aucun, on peut dire que la sincère volonté de comprendre le salarié est souvent payée en retour. Cette volonté de comprendre est d’ailleurs d’autant moins sentimentale qu’elle ne sera d’un certain secours que sur la base de repères théoriques fermes. On le voit, savoir écouter est aussi intéressant que difficile.