L’usage presque scolaire que l’on fait aujourd’hui du mythe de la caverne en éclipse parfois la profondeur, et ce qu’il évoque est si grandiose, si lourd et si important que nous préférons souvent en retarder la méditation. Il éclaire pourtant un enjeu majeur de l’accompagnement, du conseil ou de l’enseignement.
Ce mythe platonicien illustre une forte habitude mentale, une habitude que nous pourrions appeler celle de la causalité externe. A chaque seconde en effet, et je pense aussi aux professionnels en action, nous faisons systématiquement le lien entre les événements et le monde extérieur dans lequel ils nous semblent advenir. Ce réflexe est certes des plus naturels, et rapporte la plupart de « ce qui arrive » à des données « du monde ». Si par exemple je tombe amoureux, je songe immédiatement à celui ou celle qui a su inspirer un tel état… Je stresse au travail, je vais tout d’abord penser à ce qui se passe dans l’organisation… Je suis agité par une aversion tenace, c’est encore sur cet idiot que se porte mon attention ! Seulement voilà, en se faisant centrifuge, l’intelligence humaine troque son principal objet contre de simples reflets.
Il ne s’agit pas de nier les facteurs extérieurs, pas plus que leur puissance de nous déterminer, qui est certes bien réelle dans de nombreux cas, mais ce qui arrive souvent, ce qui se reproduit ou semble devoir durer s’expliquera bien mieux par ce qui se passe au dedans. Il s’agit de méditer le fait qu’au fond des choses, ce que nous sommes domine tellement notre façon de recevoir et de vivre le monde que ce réflexe de la causalité externe nous fait tourner le dos à la principale chaine des causes. La psychologie parle de projection, ce qui nous ramène très exactement à l’image de la caverne, et montre que les événements extérieurs sont aussi les effets de ce qui se passe en nous.
La nouvelle d’une subjectivité solaire et d’un monde de simples reflets n’est pas seulement une remise en question, elle est aussi une promesse. Comme le disait clairement Epictète, ce ne sont pas les choses (extérieures) qui nous font souffrir, mais le jugement (intérieur) que nous portons sur les choses… Nous serions donc beaucoup plus libres que ce qu’il semble, et ce n’est certes pas seulement ce qui arrive au dehors qui explique mes difficultés.
Le « connais-toi toi-même » se présente donc comme une véritable méthode, et l’impératif se justifie plus encore pour ceux dont le métier est d’accompagner, de soigner, de manager, de conseiller ou d’éduquer… En cette matière cependant, point d’évaluations, point de certificats ou de boites à outils, mais seulement des êtres humains rendus à la vérité nue de leur être. N’est-ce pas cela qui justifie le mieux de convoquer la culture et le recul de la réflexion dans les communautés de travail ?