A propos de nos missions de conseil et de nos diagnostics RPS, des confrères posent souvent la question de la «méthode Gaeris». Tout professionnel se doit de disposer de cadres méthodologiques rigoureux, et c’est en ce sens que nous distinguons les enjeux logiques, psychologiques et éthiques des situations de travail. Mais au risque de déconcerter nos interlocuteurs, on ne peut véritablement dire qu’il existe une « méthode Gaeris »…
Si l’on entend par méthode un ensemble de procédés raisonnés destinés à comprendre une situation puis à déterminer les meilleurs moyens d’y intervenir avec avantage, alors nous pouvons prétendre agir avec méthode. Mais si, à l’ombre de l’immense prestige des sciences et techniques, on entend par méthode des process, grilles et outils dont l’usage systématique permettrait de conduire un diagnostic des risques psychosociaux, alors nous ne pouvons ni ne voulons avoir de méthode.
Au plus proche de l’humain en effet, et relativement en marge d’une simple mesure de quantité, le consultant qui reproduit des process ou applique des techniques ne dispose finalement que de catégories vides d’interprétation et d’analyse. Ces catégories encadrent la pensée et donnent des points de repères sûrs, mais elles ne font que préparer au travail de diagnostic qu’une analyse plus fine, et pour ainsi dire non-technologique, permet seule de conduire avec avantage. C’est là ce que nous appelons le recours à la culture, qui est finalement aussi une méthode en tant qu’il repose sur des cadres théoriques rationnels et objectivés par le débat des sciences humaines…
Tout à fait comme en matière d’éducation, le diagnostic du contexte psychosocial d’une communauté de travail ne découle d’aucun process dont la simple application suffirait à garantir un résultat. Si tel était le cas, les choses seraient bien plus faciles qu’elles ne le sont en réalité… surtout en matière d’éducation ! Cela fait également penser à ce que Miguel Benasayag et Gérard Schmit écrivent à propos de l’accompagnement thérapeutique des « jeunes en difficulté », où la démarche d’analyse et de diagnostic des situations complexes tend à céder la place à une « classification a priori des « pathologies » » [Les passions tristes, souffrance psychique et crise sociale, Paris, La Découverte, 2006, p. 92]. Cette classification a priori permet l’usage de grilles statistiques et un traitement quantitatif du vécu subjectif, et comme pour les RPS dans l’entreprise, le prestige des sciences et techniques fait accueillir cette avancée avec confiance. Mais puisque les cadres a priori – et par définition antérieurs à l’expérience du contexte particulier – sont par là même purement formels, cette formalisation de l’intelligence et de l’analyse donnent lieu à la reproduction systématique d’une méthode que nous appelons « morte », « inerte », et en quelque sorte « idiote » parce que sans lien avec la complexité vivante du réel. Les matrices purement formelles peuvent effectivement être systématisées, et pour ainsi dire industrialisées, ce qui donne lieu à des descriptions propres à satisfaire tous les fantasmes cartésiens… et comptables. Seulement voilà, elles n’ont que peu d’effet sur le réel.
Un tel « lissage » de l’analyse permet certes de contourner tout un pan de la culture et de l’intelligence humaine, un peu comme un « monde écrit en langage mathématique » laisse peu transparaitre la complexité de l’analyse psychologique. La scientificité de cette méthode purement formelle, que nos auteurs ont appelé « classification », rassure par sa clarté, par sa stabilité, mais formule aussi l’immense mensonge de pouvoir tout faire rentrer dans des cases. Tout à fait comme la médecine, les prestations de service sont « de plus en plus marquées par la problématique de la modélisation, c’est-à-dire par la représentation sous forme mathématique et systématique du réel, dans le but de le comprendre et de le modifier » [ibidem, p. 101]. Mais quel être humain en difficulté recommanderait, pour lui-même ou pour un proche, un accompagnement basé sur une classification a priori plutôt que sur un diagnostic issu de l’analyse, de l’expérience, de l’intuition même, et pour finir de la culture personnelle du professionnel ? C’est à ce moment de vérité que l’on mesure sa foi en la science dure !
Il en va exactement ainsi de l’accompagnement des personnes et de la prévention des RPS dans l’entreprise, et il s’en suit que ce que nos interlocuteurs veulent de toute force appeler la « méthode Gaeris » est un mode d’analyse bien plus proche de la culture que de la technique. Comprendre la psychologie humaine au moyen d’une grille systématique rappellerait d’ailleurs les plus sombres heures de la science. Cela ne signifie pas que les structures formelles soient sans valeur scientifique, loin s’en faut, spécialement en ce qui concerne l’étude de tous les objets inertes. Cela ne signifie pas non plus que le recours à la culture ne repose sur aucune structure logique, mais seulement que sa description ne doit pas s’excuser d’être qualitative, et finalement bien plus littéraire que scientifique.
La culture sur laquelle repose le conseil en ressources humaines ne saurait donc répondre aux attentes d’une méthode formelle et industrialisable, d’une « classification » a priori de données psychosociales de l’entreprise, si l’on veut reprendre la remarque de nos deux auteurs. Or cette impossibilité de systématiser les process pose souvent problème aux acteurs de l’entreprise, et les expose à la désagréable impression d’être contraints à un certain artisanat, pour ne pas dire « bricolage ». C’est à nous de faire alors bien entendre que la culture est l’incontournable vecteur de succès de tout accompagnement de l’humain, et que cette culture est par nature impossible à industrialiser. C’est également pourquoi la profession d’ « ingénieur en Ressources Humaines » est une vue de l’esprit… une vue de l’esprit scientifique il est vrai !